
Au nord du Maroc, une chaîne de montagnes fait face à la Méditerranée. On l’appelle le Rif. Son histoire, longtemps étouffée, est celle d’un peuple amazigh (rifain) qui a opposé à la conquête et à la marginalisation une extraordinaire capacité d’organisation, de solidarité et de résistance.
1) Terre, langue et identité : qui sont les Rifains ?
Le Rif désigne un vaste arc montagneux qui longe la Méditerranée, de l’ouest du Tangérois aux plaines autour de Nador et Driouch. Cette géographie accidentée — vallées abruptes, corniches dominant des criques bleu profond — a forgé des communautés fières et solidaires. La langue locale est le tarifit, variante de la famille amazighe (tamazight), toujours parlée et transmise, y compris dans une diaspora très active en Europe (notamment aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne et en France).
Historiquement, la région se compose d’une mosaïque de confédérations tribales — Aït Waryaghar, Aït Touzine, Temsamane, Bni Chiker, Bni Said, etc. — organisées autour d’assemblées et d’alliances, avec des liens commerciaux anciens vers l’Andalousie et les ports méditerranéens. Cette sociologie a longtemps donné au Rif une forte capacité d’auto-gouvernance… et une méfiance envers toute autorité extérieure.
2) Des origines aux protectorat(s) : une autonomie jalousement gardée
Du temps des Phéniciens et des Romains (Maurétanie Tingitane), la montagne rifaine reste difficile à contrôler. Les empires médiévaux (Idrissides, Almoravides, Almohades, Mérinides, puis dynasties saâdienne et alaouite) y projettent une influence inégale, souvent relayée par des zaouïas et notables locaux plutôt que par une administration directe.
Le XXe siècle marque un tournant : en 1912, le Maroc est placé sous double protectorat — la France au centre et au sud, l’Espagne au nord. Dans le Rif, les colonnes espagnoles progressent depuis Melilla… et se heurtent à une résistance organisée autour d’Ajdir.


3) 1921-1926 : la guerre du Rif et la République d’Abd el-Krim
À l’été 1921, Mohammed ben Abdelkrim al-Khattabi — Abd el-Krim — fédère les tribus. Le 22 juillet 1921, à Anoual, ses combattants infligent à l’armée espagnole une défaite retentissante, provoquant l’effondrement de la ligne vers Melilla. La victoire sidère l’Europe coloniale et fait d’Abd el-Krim un symbole mondial de l’anticolonialisme.
En 1921-1923, le mouvement structure un État : la République du Rif (capitale Ajdir), avec un congrès tribal, des ministres, une justice et une fiscalité. Objectif : l’autonomie rifaine et la fin de l’occupation. Des efforts sont faits pour centraliser les milices, réguler l’économie et obtenir une reconnaissance internationale — en vain.
« La guerre du Rif fit entrer la guérilla moderne dans l’imaginaire politique du XXe siècle. »
En 1925, Paris et Madrid coordonnent une offensive massive. Le débarquement d’Alhucemas (8 septembre 1925), près de l’actuelle Al Hoceïma, combine aviation, artillerie navale et blindés : un jalon de la guerre moderne. Acculé, Abd el-Krim se rend en 1926 ; la République est dissoute et son leader part en exil.
4) Une guerre sale : l’ombre des armes chimiques
Un chapitre longtemps occulté : l’usage d’armes chimiques (ypérite, phosgène, chloropicrine) par l’Espagne contre les combattants rifains… et des zones civiles. Outre les effets immédiats, cet épisode a laissé une blessure mémorielle profonde qui resurgit de part et d’autre de la Méditerranée.
5) Après l’indépendance : révoltes, répression et oubli (1958-59, 1984)
L’indépendance (1956) nourrit l’espoir d’un nouveau contrat national. Dans le Rif, les attentes — reconnaissance, investissements, infrastructures, emplois, réhabilitation — se frottent aux logiques centralisatrices du jeune État. À l’hiver 1958-59, un soulèvement éclate ; la répression est sévère. En 1984, une nouvelle contestation embrase le Nord, avec victimes et arrestations. La région s’enfonce dans l’image d’un « territoire à problèmes », autant stigmatisé que délaissé.
6) 2016-2017 : le Hirak, un cri pour la dignité
Le 28 octobre 2016, à Al Hoceïma, la mort de Mouhcine Fikri (poissonnier broyé dans un camion-benne lors d’une saisie) déclenche une vague d’indignation. Des rassemblements massifs et pacifiques s’organisent pendant des mois, sous la bannière du Hirak al-Rif : dignité, hôpital, université, emploi, infrastructures, fin de la corruption et de la stigmatisation.
En 2017-2018, des peines lourdes sont prononcées à Casablanca ; des ONG dénoncent des procès inéquitables. Plusieurs grâces partielles suivent, sans clore la blessure. Le Hirak a replacé le Rif au cœur de l’agenda national et brisé un long silence.
7) Culture vivante, diaspora et renaissance
La langue tarifit gagne en visibilité (enseignement, médias, musique). La poésie izran, des répertoires populaires et une littérature d’exil racontent la montagne, la mer et l’absence. Des associations œuvrent pour la mémoire (musées, films, archives) et le développement (routes, santé, environnement). La diaspora finance des projets, promeut la culture et pèse dans le débat public.
8) Frise chronologique express
- Antiquité–Moyen Âge : autonomie montagnarde, échanges méditerranéens.
- 1912 : protectorat franco-espagnol.
- 1921 : Anoual : déroute espagnole.
- 1921-1926 : République du Rif (Ajdir).
- 1925 : Alhucemas : débarquement hispano-français.
- 1926 : reddition d’Abd el-Krim ; exil.
- 1958-59 : soulèvement & répression.
- 1984 : nouvelle révolte et répression.
- 2016-2017 : Hirak al-Rif ; procès, grâces partielles.
9) FAQ
La République du Rif était-elle un État moderne ?
Un État confédéral (Ajdir) doté d’un congrès tribal, d’un exécutif, d’une fiscalité et d’une justice. Non reconnue internationalement, mais marquante pour l’anticolonialisme.
L’Espagne a-t-elle utilisé des armes chimiques au Rif ?
Oui, l’historiographie internationale atteste l’usage de gaz (ypérite, phosgène, chloropicrine) durant la guerre du Rif. Sujet toujours sensible de mémoire et de politique.
Que demandait le Hirak (2016-2017) ?
Des revendications de dignité et de développement : hôpital, université, emplois, infrastructures, lutte anticorruption et fin de la stigmatisation.
10) Sources et lectures (sélection)
- Encyclopaedia Britannica — Abd el-Krim ; Rif War.
- ICRC — The Rif War: a forgotten war?.
- Reuters — Mort de Mouhcine Fikri (2016).
- Amnesty — Procès du Hirak (2018).
- S. Balfour, Deadly Embrace, Oxford Univ. Press, 2002.